« Légendes », entretien avec Julie Chaffort

Claire Lasolle, 2020

On retrouve un univers proche de La Barque silencieuse (2016) dans Légendes, tourné au Pays de la Châtaigneraie. La Région des Pays de la Loire est-elle à l’origine de ce film ?
C’est la communauté de communes du Pays de la Châtaigneraie, le service Culturel et plus précisément Louis-Marie Briffaud qui m’a proposé de réaliser un film avec leur fanfare et leur orchestre d’harmonie. Cette proposition fait suite à trois années (2015-2017) de collaboration où j’avais réalisé une série d’une trentaine de photographies décalées et poétiques mettant en scène les habitants dans leur passion.
L’aventure avait été belle et intense avec tous les participants et commanditaires. Avec Louis-Marie et Caroline Tavernier, nous avions envie d’aller plus loin et de réitérer l’aventure humaine et artistique en réalisant un projet filmique exigeant et d’envergure. La Région a ensuite soutenu le projet.

Légendes, ce titre évocateur, nous plonge déjà dans un monde médiéval et fabuleux. Et le merveilleux tient ici des récits et des costumes des acteurs plutôt que des actions spectaculaires. Est-ce un choix esthétique et économique ?
C’est plutôt un choix de mise en scène. « Légendes » est une épopée sans les événements qui l’accompagnent.
Tout est là mais rien n’arrive. Juste des mots, des sons…
L’action dans l’inaction, des personnages figés, statiques nous contant un monde révolu. Que reste-t-il ?

Un décalage poétique et comique est créé à travers les situations aquatiques des personnages ou les anachronismes. Comment les paysages de la région vous ont-ils inspiré ?
J’ai voulu réaliser un film autour de l’eau. J’ai donc cherché des lieux où l’eau était présente dans et autour du pays de la Châtaigneraie. Je m’en suis un peu extraite en allant jusqu’au marais poitevin et même l’île d’Yeu mais je m’étais donné comme consigne de ne tourner qu’en Vendée et qu’avec des vendéens.

Le cadre fixe de chaque séquence, la plupart du temps, donne lieu à des tableaux. La peinture est-elle également une source d’inspiration ?
Je pense mes scènes comme des tableaux en mouvement. Je travaille beaucoup le cadre, puis la lumière. Je viens du théâtre, d’où le cadre fixe et les plans séquences. Cela laisse advenir l’imprévu. Aki Kaurismäki dit « ce n’est pas le cadre qui doit bouger mais la pensée ».
Filmer le paysage « naturel », sa verdure, son feuillage donne un aspect très pictural à mon travail. Je cherche la profondeur de l’image, sa matière, d’où un rapport au temps plutôt contemplatif pour laisser surgir l’émotion et avoir un autre rapport à l’image, à ce qu’elle nous raconte.

Cette fixité crée une tension absurde et drôle avec les évènements se déroulant en plan-séquence. Comment les avez-vous mis en scène ?
Je pense chaque scène en plan séquence avec un cadre fixe, telle une scène de théâtre ; laissant la possibilité que surgisse l’imprévu, des couacs, des erreurs, des longueurs. Laisser le temps à l’action de se dérouler permet de regarder vraiment ce qu’il se passe. Je suis très sensible aux détails. Là, on prend le temps d’observer : les personnages, les couleurs, les visages, le paysage. On passe par différentes émotions.
Je choisis tout d’abord mon cadre et ensuite je compose la mise en scène avec les protagonistes, quitte à ce qu’ils soient serrés comme des sardines, comme la fanfare sur le ferry par exemple. Je m’amuse toujours beaucoup lorsque je crée mes scènes mais avec bienveillance. Les gens que je filme me touchent beaucoup. Je souhaite mettre en lumière leur humanité même si parfois ça nous fait sourire.

Comment avez-vous choisi les protagonistes de Légendes : acteurs, chanteurs, chefs d’orchestre, musiciens, majorettes, bateliers ?
On m’a proposé de travailler avec la fanfare et l’orchestre. Ca m’a donné l’idée d’un film musical. J’écoutais beaucoup « My heart’s in the Highlands » de Arvö Part à cette période. J’ai eu envie de travailler avec des contre-ténors. J’ai donc cherché des contre-ténors vendéens.
Les bateliers travaillaient avec la structure qui nous a loué les barques. Bénédicte Chevallereau qui incarne le personnage immergé dans l’eau est une actrice avec qui j’ai l’habitude de travailler (et qui est vendéeene !). Et surtout la seule actrice qui pouvait incarner ce rôle et endurer les conditions de mise en scène. Celle a rélisé une vraie performance. C’est la seule actrice professionnelle du film. Peter Notebaert qui joue Don Quichotte est costumier et acteur amateur. Je l’ai rencontré en cherchant justement des costumes pour le film. Le film s’est construit au fur et à mesure des rencontres, au fil du temps. L’élaboration d’une scène en amenant une autre…

Le Don Quichotte est le seul personnage à apparaître aussi dans un décor de théâtre. Quel statut a-t-il dans le film ?
Il est le narrateur, celui qui nous donne les pistes de lecture, qui établit les liens, qui ouvre le chemin. Je crée des narrations morcelées, des scènes autonomes. Il permet d’ouvrir la pensée de l’action qui va suivre.
Filmer la scène de théâtre : revenir aux fondements de ma manière de filmer, de penser le cadre et la mise en scène.
C’est aussi assumer la fiction. On joue.

Légendes alterne, avec des reprises, des récits, des actions étranges et des séquences chantées ou musicales.
Comment avez-vous construit sa structure au montage ?

Telle une progression narrative, un déroulé « logique » en fonction du texte du narrateur, comme une présentation des personnages et des actions qui les accompagnent. Je voulais terminer dans le théâtre, amener la fiction, l’assumer en quelque sorte

D’où proviennent les textes, les chants et les musiques ?
Le texte du narrateur provient de Pascal Quignard, des recueils « Les larmes » et « La barque silencieuse ». J’y ai glané des phrases et des mots que j’ai ensuite recomposé, recréant un nouveau texte.
Le texte dit par Bénédicte Chevallereau – la bataille dans la rivière – vient du roman « Anima » de Wajdi Mouawad
Les musiques et les chants ont été choisis en fonction du répertoire de chaque musicien ou groupe de musique et de chaque chanteur (notamment du Purcell).

Jean Renoir disait : « Je ne conçois pas le cinéma sans eau. Il y a dans le mouvement du film un côté inéluctable qui l’apparente au courant des ruisseaux, au déroulement des fleuves. » Qu’en pensez-vous ?
J’aime l’instabilité. Ça m’oblige à penser l’image - à priori fixe - en mouvement. Que quelque chose échappe.

Peut-on voir à travers cette communauté singulière, à travers les citations de Pascal Quignard aussi des résonances politiques avec notre époque ?
Bien sûr. Les textes choisis et retravaillés sont une sorte dee constat d’un monde perdu.
La réflexion autour de l’eau est tellement actuelle. Se faire engloutir par les eaux. Penser un monde qui aurait été immergé par l’eau, où on aurait toujours les pieds mouillés… Un monde déchu à cause de la volonté de l’homme à vouloir tout contrôler, tout diriger…
On oublie parfois un peu trop sa vie, sa puissance, sa beauté dans des taches qui ne valent rien.
Le dernier texte dit dans le film est une ode à la liberté.
Nous pouvons nous réinventer, toujours : Je n’aime pas le regard qui se porte sur moi ni les yeux qui s’y attardent, m’observent, me jugent. Je n’aime pas les cités, le pouvoir qui humilie, les servitudes qui dégradent et les ordres qui emplissent de rancune ou de colère. J’aime la solitude, les chevaux sans frein, sans rênes, sans selle, sans fers. J’aime leur corps magnifique. J’aime l’eau qui passe et où on plonge et d’où on sort nu et neuf comme au premier jour où l’on se prend à découvrir qu’on est toujours en train de naître.

 

Cet entretien a été réalisé dans le cadre du FIDMarseille

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